Cinq siècles après notre ère, la terre rassemble près de vingt milliards d’individus. Les ressources de notre pauvre sphère armillaire, toute mouchetée de brun et d’azur, ne suffisent plus à assurer la voracité de la race humaine. Les hommes ont donc bâti de gigantesques forteresses spatiales et s’en sont allés aux confins du cosmos afin de puiser les matériaux que la Terre ne pouvait plus leur fournir. L’USG Ishimura fait partie de ces quelques immenses vaisseaux qui sillonnent sans relâche les galaxies à la recherche de planètes susceptibles de livrer leurs richesses minières. Plusieurs milliers d’individus, prospecteurs, ouvriers, ingénieurs, militaires, vivent en permanence à bord de cette monumentale ville mobile qui écume les systèmes et démantèle méthodiquement les strates les plus généreuses des sous-sols planétaires. Comme l’Ishimura œuvre dans les cadrans les plus reculés de l’espace connu, les ruptures de contacts avec les bases terriennes ne sont pas rares. Et lorsqu’au début d’une nouvelle mission d’extraction, l’immense forteresse a soudain cessé d’émettre, les contrôleurs spatiaux n’y ont guère vu de raisons de s’inquiéter. Ils se sont contentés de dérouter vers la dernière position connue de l’Ishimura, une mission comprenant trois ingénieurs, laquelle travaillait dans un secteur proche. C’est ainsi qu’Isaac Clark [le joueur] et ses deux collègues, Kendra Daniels et Zach Hammond, des simples techniciens, vont se retrouver aux prises avec l’horreur…
Dans l’espace, personne ne vous entend crier…
Comme on s’en doute, les raisons qui ont brutalement mis un terme à la correspondance entre la Terre et l’immense forteresse ne tiennent pas à une simple panne d’émetteur. Si Isaac Clark débarque effectivement avec sa boîte à outils, espérant s’en tirer avec quelques coups de clef de douze, ce dernier aura rapidement l’impression de n’être pas équipé de manière tout à fait adéquate. La situation s’annonce passablement délicate. Lors des derniers travaux d’excavation de l’Ishimura,
quelque chose d’hostile et d’indécelable a pris le contrôle du vaisseau et a rapidement décimé la quasi-totalité de l’équipage. Comme dans l’ancêtre
System Shock ou plus récemment dans
Doom 3, l’entité extraterrestre, omnipotente et informe, s’est infiltrée dans chaque recoin de la gigantesque structure ; elle suinte dorénavant par chaque interstice de carbone et d’acier ; elle vomit ses excroissances organiques par chaque anfractuosité creusée dans les cloisons. Le personnel de bord n’a pas seulement été exterminé : il a été digéré par le monstre et ce sont désormais des centaines de mutants qui errent dans les couloirs de l’
Ishimura. Puisque le héros arrive sur les lieux après la catastrophe, la narration sera essentiellement conduite à rebours, Isaac Clark dénouant l’écheveau du mystère et reconstituant peu à peu la trame de l’épouvantable tragédie au travers des vidéos de surveillance et des quelques témoignages laissés par ceux que la monstrueuse menace a engloutis. La formule n’est certes pas neuve mais elle a souvent servi de support aux atmosphères les plus réussies. Ceux qui, comme moi, sont assez vieux pour avoir eu le privilège de connaître
System Shock [ou sa séquelle,
System Shock 2], auront rarement tari d’éloge sur l’efficacité de ces implications à rebours, de ces intrigues dont vous prenez la mesure par le biais d’un parcours inverse et commémoratif, dans l’effrayante [mais flatteuse] solitude de celui par lequel, finalement, l’histoire sera écrite.
Bioshock, l’autre chef d’œuvre de Ken Levine, sorti à l’automne dernier, fonctionnait selon des principes narratifs similaires. Et comme le dit Glen avec un joli rictus de satisfaction perverse à la commissure des lèvres, « Isaac Clark aura bien sûr l’opportunité de rencontrer quelques survivants ; mais comme il s’agit d’un Survival Horror, ceux là seront souvent amenés à mourir de façon particulièrement violente… » Nous voilà rassurés…
Isaac Clark mais pas Kent
C’est avec beaucoup d’intelligence que les concepteurs de
Dead Space ont décidé de vous mettre dans la peau d’un ingénieur anonyme. Là où quantité de titres flattent l’égocentrisme du joueur en le confiant à la puissance de feu démesurée d’un avatar pratiquement invincible,
Dead Space mise sur la vulnérabilité d’un héros brusquement désolidarisé de son univers familier pour susciter un fort sentiment d’angoisse. Rien ne préparait Isaac Clark à cette dangereuse mission d’investigation dans les charniers purulents de la forteresse spatiale Ishimura ; et de fait, le malheureux pigiste, technicien de formation, n’est pas prêt à assurer le rôle qui va lui être confié ! Au début de l’aventure, ses moyens de défense seront ainsi constitués d’outils maladroitement reconvertis en armes d’appoint. Dans les quelques niveaux que nous avons eu la chance de découvrir fugitivement en compagnie de Glen Schofield, Isaac Clark répondait à l’extrême hostilité de son environnement sans le secours des inévitables fusils à pompe et autres mitrailleuses lourdes qui comblent d’aise les héros « musculeux et blennorragiques » de tant de shooters survoltés. Si l’effroi guette dans l’ombre mouvante de chaque corridor, ce n’est pas uniquement par le truchement d’effets de mises en scène tapageurs mais parce que le personnage principal est tout sauf un combattant et qu’il manque singulièrement de répondant face aux monstrueuses créatures qui grouillent dans le ventre gangréné de l’Ishimura. Schofield nous a d’ailleurs rassurés quant à l’orientation générale de l’action. Si celle-ci devrait logiquement primer sur tout autre mécanisme à base d’énigme et d’exploration méthodique [hélas – commentaire personnel], les munitions se feront aussi rares que les kits de survie et il conviendra d’être tout à la fois prudent dans ses mouvements et parcimonieux dans l’usage que l’on fera des instruments de destruction que nous serons amenés à récupérer dans les arsenaux abandonnés du vaisseau. Histoire que les notions de précarité et de survie inhérentes au genre ne se laissent avilir par l’éradication massive d’envahisseurs mal lunés.
Rated M for Mature
Cela dit, les amateurs de sensations fortes devraient recevoir leur comptant de tripes et d’hémoglobine. Ce qui nous a été montré était en effet d’une violence inouïe. De toute évidence,
Dead Space se destine à un public averti. Le développeur n’a manifestement pas cédé à tentation de lâcher du lest sur le terrain de l’horreur. Ici, Schofield ne cache d’ailleurs pas ses ambitions : « Je serai satisfait si après avoir terminé
Dead Space le joueur se dit qu’il s’agit là du titre le effrayant auquel il ait jamais joué. »
Scariest Game Ever… La sauvagerie des confrontations entre l’ami Clark et les séides de l’entité extraterrestre qui a colonisé l’équipage et répandu son fiel au quatre coin de l’astronef contraste avec les ombres et le silence qui tapissent les coursives désertes de l’Ishimura. On l’a déjà annoncé : l’arsenal initial d’Isaac s’apparente aux ustensiles d’un artisan peu regardant sur la qualité de son matériel ; et de fait les échanges de bons procédés avec vos vis-à-vis visqueux et tentaculaires seront souvent « savoureusement » approximatifs et donc particulièrement « salissants ». Notons au passage que notre personnage disposera d’un pistolet magnétique assez similaire au Gravity Gun d’
Half Life 2 lequel devrait lui permettre de résoudre certains des problèmes archétypaux posés par son environnement. Un choix qui annonce les énigmes traditionnellement corolaires. Selon l’humeur dans laquelle on se trouve et la sensibilité dont on fait preuve, la localisation des dégâts fait merveille ou fait horreur. Mais elle ne laisse personne indifférent. Isaac tranche les excroissances superflues des polypodes extraterrestres comme monsieur Mitterrand tranchait jadis les polémiques. Lançant alentours de longues frondes de sang et de chair dont les crépitements érubescents maculent abondamment l’écran. Et même une fois privés de leurs membres inférieurs, les mutants continuent de vouloir venir vous témoigner leur affection à grands coups de griffes et de crocs. La modélisation des créatures et leurs capacités de déplacement, sautant pour certaines de cloisons en cloisons, s’engouffrant parfois ou jaillissant des conduites d’aérations, laisse augurer quelques admirables effets de mise en scène : la panse frissonnante de ce qui fut naguère un membre d’équipage s’ouvre soudain et deux bras s’extirpent de la plaie béante ! Ajoutons que le travail réalisé sur l’atmosphère, délicieusement oppressante, jonchée de silence et de vides, permet d’éviter que la violence des affrontements ne se caricature elle-même. On sait que la surenchère peut finir par désamorcer la mécanique des enchères.
Ballerines et Escarpins
On reconnaît toutefois encore un peu trop nettement certaines spécificités réductrices du genre auquel
Dead Space appartient. Si de chaque nappe d’ombre paraît pouvoir surgir un danger, c’est surtout que les concepteurs ont bâti leur jeu comme le parcours un rien lancinant d’un train fantôme, structurant les niveau afin de pouvoir anticiper chaque mouvement du joueur et lui réserver ainsi ce petit surcroit de surprise qui, du coup, peine un peu à surprendre. Le dirigisme constitue à n’en pas douter le défaut qui menace d’édulcorer tout jeu construit autour d’une volonté quasi obsessionnelle de provoquer l’effroi. Une porte s’ouvre et le pied du joueur est soudain happé par un tentacule sorti d’un orifice copieusement barbouillé de sang. Il va sans dire que la prudence exige d’éviter de se laisser trainer au fond du garde-manger. Il va sans dire également que les interludes similaires pullulent. Quand on évoque la question toujours épineuse de la liberté dont profitera le joueur au milieu de cette vaste chorégraphie de scènes prédéfinies, l’ami Glen ne peut d’ailleurs s’empêcher de tiquer ; dans un petit froncement de sourcils révélateur l’homme répond qu’il y aura affectivement beaucoup d’éléments scriptés dans
Dead Space. Au vue de la démonstration sévèrement balisée à laquelle nous avons assistée, il eut été ridicule de prétendre le contraire.
Dead Space ne joue pas dans la même catégorie que
Bioshock et l’éventail d’options offertes au joueur à toutes fins d’influencer la narration ou de gérer les difficultés qui lui seront opposées devrait être assez restreint. Cela étant, le développeur promet que nous garderons un certain contrôle sur l’ordre dans lequel nous pourrons remplir les objectifs qui nous auront été assignés, qu’il existera toujours plusieurs possibilités pour se rendre d’un point à un autre des « immenses » niveaux [« huge », dans la version originale] et que l’intelligence artificielle, même si elle répond aux nécessités d’une mise en scène un peu rigide, jouira d’une très grande autonomie. Si ce qui nous a été donné à voir ne permettait pas de juger des bonnes dispositions d’
Electronic Arts en matière de liberté d’évolution, il nous faut toutefois reconnaître que le développeur ne s’est pas contenté de nous rassasier d’hémoglobine et de nous conduire de carnage en carnage. Celui là a également attiré notre attention sur le soin apporté au rendu de certains détails, en particulier sur la modélisation des lois de la physique. Et nous avons assisté à une scène située dans une zone sans gravité où le personnage pouvait ainsi sauter et se mettre à marcher sur les murs au moyen de bottes magnétiques, au milieu d’une pléthore de bris et de broc en suspension dans l’atmosphère ! Une originalité qui laisse augurer quelques situations particulièrement déroutantes.
Atmosphère, atmosphère… Sans Arletty.
La réalisation technique, évaluée au travers d’une version Xbox 360 datant de quelques mois [le producteur promet une version PS3 strictement équivalente – quant à la version PC…], ne devrait pas être le point faible de
Dead Space. D’un point de vue esthétique, le titre est déjà superbe. Mais si le travail réalisé par
Electronic Arts sur la partie visuelle mérite assurément des éloges, c’est surtout la qualité proprement prodigieuse de l’environnement sonore qui retient notre attention. Construire un jeu autour d’une d’ébauche d’éléments scriptés n’a pas que des désavantages. Cela permet notamment de concevoir une bande son dont chaque détail décuple efficacement les sensations produites par les images. Quoique le jeu soit encore en plein développement, la conjonction des éléments sonores et visuels s’annonce déjà époustouflante. L’accompagnement musical se montre discret mais étonnamment pertinent. Du fond de la carlingue du gigantesque vaisseau montent des hurlements inquiétants. Le ronflement des machines sous hypnose se superpose aux bruits de lointaines contraintes mécaniques. De sourds échos roulent au travers des ponts. Lorsqu’une écoutille s’ouvre dans la coque et que l’air soudain se raréfie, les bruits émanant du monde extérieur s’étouffent et vous n’entendez plus que les halètements de votre personnage sous sa fragile combinaison de survie et les tintements de plus en plus rapides, de plus en plus angoissants, de sa jauge à oxygène. Ambiance…
NOTE : Les screenshots publiés jusqu'à ce jour et dont certains illustrent logiquement cet article ne rendent pas justice à la réalisation technique du jeu.