Que ce soit clair entre nous,
Shattered Memories s'est avérée pour moi une surprise monumentale. Oserai-je dire une nouvelle œuvre majeure du genre qui (
à regarder sa pénétration du marché) restera à tout jamais au rang des oubliés, au même titre qu'
Eternal Darkness il y a quelques années. Un travail d'une dimension qui force le respect et dont la couverture médiatique et journalistique n'aura, une fois n'est pas coutume, pas été à la hauteur du jeu lui-même. Il souffre vraisemblablement de la dégradation de son "double" statut : remake de
Silent Hill. Le mot "remake" fait souvent peur, quand le nom "Silent Hill" souffre d'une perte de vitesse évidente dans le cœur des joueurs, et celui de certains fans. Il n'empêche que Climax s'est attelé à ce remake, en prenant les choses bien en main et en changeant drastiquement son style, son gameplay et son approche. On est toujours dans la peau d'Harry Mason, victime d'un accident de voiture. Après être tombé dans les vapes, il se rend compte à son réveil que sa petite fille a disparu. Mais où est donc cette petite ? Ni une, ni deux, il choppe sa super lampe torche et part à sa recherche…
Pluie de souvenirs, réalité morcelée...
Shattered Memories nous ballote entre passé et présent, entre réalité et fiction. Le point de chute est toujours le cabinet du psychiatre, duquel l'aventure débute. On est là en thérapie, après un évènement qui, semble t-il, nous a terriblement marqué. A l'aide du psy, nous tentons de reconstituer ce qui s'est passé. Ces phases seront les pierres angulaires de la narration. A l'issu de chaque intermède, on reprend les commandes d'Harry, et donc le déroulement de l'intrigue. La substance du jeu se dévoile alors. Chaque décision prise dans le cabinet du psy intervient alors assez habilement dans la narration qui suit. L'aventure, pourtant assez classique dans son gameplay, évolue ainsi en fonction de nos réponses et souvent de manière assez subtile. Devant nous le prodige opère et produit une histoire dont le joueur s'approprie la structure narrative. Le jeu possède un scénario accidenté bien foutu, qui certes débute de manière somme toute très traditionnelle, mais qui se dessine au fur et à mesure comme une splendide fresque psychologique morcelée. Avec (et sans en dévoiler davantage) des passages dont la mise en scène est juste prodigieuse (à la manière de certaines scènes de
F.E.A.R. ou
Eternal Darkness).
La Wiimote, qu'est-ce que c'est ?
Au niveau de la maniabilité à proprement parler, il n'y a pas grand-chose à dire. C'est la grande classe ! Climax montre une maitrise du combo wiimote + nunchuk. Tout est mis à contribution, et l'implémentation des différents éléments de gameplay est d'une rare qualité. Stick, boutons, accéléromètres, viseur IR, et même (pour ne pas dire "surtout") le haut-parleur de la Wiimote. On manipule des objets, on repousse des attaques, on nage, on joue de la lampe torche, on actionne des bidules, on tire, on pousse, on glisse, etc, etc. Mais surtout, la grande qualité du design tient selon moi dans l'utilisation du haut-parleur qui aura rarement été aussi pertinente et profonde. Non seulement on y reçoit toutes sorte de conversations (puisque la wiimote fait illusion de notre portable), mais on a aussi dans le creux de sa main de multiples sonorités et une dimension supplémentaire de la bande sonore (je n'en dirai pas plus). Climax a sublimé ce que sur Wii de nombreux développeurs n'ont même pas titillés. Que dire...

Cours Forest ! Cours !!
Régulièrement notre enquête est interrompue par des phases de cauchemars. C'est alors que le monde se fige et que les ennemis apparaissent. Il ne nous reste qu'à trouver la sortie. Quand un ennemi (dénommé "cauchemar" dans le jeu) nous rattrape et nous agrippe dans ses vilaines griffes, il suffit de balancer énergiquement le combo dans la bonne direction pour l'éjecter et ainsi poursuivre sa course. Dans cette logique de fuite, des obstacles (armoires, meubles, etc,) peuvent être mis en travers du chemin afin de ralentir la progression de ces monstres. La notion de "survival" aura rarement été aussi recevable, car nous ne sommes pas plus armé que durant les phases d'enquête et nous ne pouvons que fuir nos cauchemars dans un dédale labyrinthique. Ces phases, qui semblent un évident parti-pris des développeurs, reviennent souvent dans les tests comme une des principales tares du jeu. Pourtant, cette décision des créateurs est particulièrement intéressante à mes yeux puisqu'elle s'intègre complètement dans le scénario. Elles apparaissent à des moments bien précis de l'histoire, quand notre héros subit des chocs émotionnels forts, soit grosso modo à chaque grande révélation qui fait avancer l'intrigue et qui tendent à produire un rebondissement dans l'histoire. Peut-on lutter à armes égales contre le spectre de nos hantises ? Harry lui tente de les fuir… Dans Silent Hill comme dans la vraie vie, la dite expression "on est toujours rattrapé par son passé" prend tout son sens. Toutes les phases de jeu (et ces fuites en font partie) s'intègrent donc selon moi dans le gameplay et par incidence dans le squelette actantiel.

Test psychologique pour démasquer un faux testeur
Dans le test de
Shattered Memories d'un site bien connu de la toile française, j'ai lu avec consternation que les choix que l'on fait ne sont en rien une motivation suffisante à la redécouverte de l'aventure. La cause à, je cite, une simple influence visuelle dont l'intérêt est tout à fait limité. C'est en partie vrai, car si lors de la première aventure l'ennui point, je ne vois pas bien ce qui changerait la seconde fois. Mais ici les arguments me semblent fallacieux. Tout dépend ce que l'on définit par narration vidéoludique. Car soit on considère la narration comme une somme d'étapes (mise en évidence par des cinématiques), soit elle constitue un tout, une entité intégrant nos actions. Retire t-on d'un film les phases d'action pour ne garder que les phases de dialogue ? Et dans
Shattered Memories, l'influence de nos choix est plus que signifiante. Ces libertés ne nous feront pas rencontrer les mêmes personnages, personnages qui n'auront donc pas forcément les mêmes comportements. De nombreux dialogues seront ainsi totalement différents puisque les comportements eux-mêmes le seront. Sans en dire trop, notre personnage n'aura pas les mêmes réactions dans toutes les situations rencontrées (à toi joueur d'en faire l'expérience). Et cela va encore plus loin ! Cette latitude ne nous fera pas traverser les mêmes bâtiments, ce qui ne nous fera pas accéder aux mêmes zones et donc à la même narration. Ces ramifications ponctuent toute l'aventure. Et même si la trame principale n'en est pas affectée, c'est toute la narration qui se voit remaniée. Bref, sans être infinies, ces alternatives nous font vivre des aventures différentes.
Un homme à la recherche...
… de son charisme. Car Harry est là. On le suit dans les tréfonds de sa boite cranienne et pourtant il est bien difficile de s'attacher à lui. Quasiment tous les personnages que l'on rencontre au cours de l'aventure auront une certaine présence, du contenu, de la prestance. Ce qui met davantage en avant cette ambiguité. Il est vraiment incompréhensible d'avoir plus d'empathie pour des personnes dont on aura croisé la route il y a à peine quelques minutes, alors que notre héros aura beau gesticuler, souffrir, se faire malmener ; il ne nous inspirera aucune pitié… Est-ce voulu ? Quand on voit la qualité de l'écriture, la mise en abîme ainsi que la construction narrative globale, la question est tout à fait légitime. Puisqu'à l'issue de l'aventure, il y aurait bien des raisons à ce faux attachement. Mais était-ce intentionnel ? Si c'est le cas, c'est juste prodigieux. Dans le cas contraire, il s'agit là d'une faiblesse indéniable. La question reste tout de même posée... et le goût de l'amertume aussi.

Une dernière question ?!
Quand on confronte les ventes de
Shattered Memories face à celles de
No More Heroes ou
MadWorld sur la même plate-forme, une gêne m'envahie, comprenant un peu plus le monde des jeux vidéo dans lequel j'erre depuis tant d'années. Un monde où la subtilité s'évanouit au profit d'une caricaturale néantise puérile. Et après on parle de maturité…
Silent Hill : Shattered Memories est une œuvre d'exception, pas dénuée de défauts, loin s'en faut, mais servie par une identité pleinement renouvelée et assumée. Il fait parti de ces jeux que beaucoup de joueurs auront entendu parler, mais que malheureusement peu auront essayés.
Climax nous offre ici une expérience rare, douée d'une mise en scène actantielle audacieuse, bien loin des canons du genre, et encore moins destinée au grand public. Un travail vraisemblablement titanesque de la part d'un studio qui a incontestablement produit ici sa meilleure aventure...