Dans
Blue Prince, on incarne Simon, un jeune garçon mystérieusement désigné comme héritier du manoir de Mount Holly. Mais ce legs n’a rien d’un simple héritage familial. Le bâtiment, immense et capricieux, cache bien des secrets. L’objectif ? Trouver la 46ème pièce, dissimulée quelque part derrière une antichambre énigmatique, alors même que le manoir ne compte officiellement que 45 pièces. On ne parle donc pas simplement d’exploration, mais d’une véritable quête métaphysique, presque obsessionnelle, dans un lieu en perpétuelle mutation. À chaque nouvelle journée, ou plutôt à chaque nouvelle session de jeu, le manoir se réinitialise. Les pièces sont redistribuées, l’agencement change, les surprises se renouvellent. Le joueur se voit proposer, à l’ouverture de chaque porte, trois cartes aléatoires, correspondant à des salles uniques, chacune possédant ses propres caractéristiques : certaines sont riches en indices, d’autres en pièges, d'autres encore semblent inutiles… jusqu’à ce qu’elles ne le soient plus. Cette mécanique de "draft de cartes", héritée du jeu de société, transforme l’exploration en stratégie. Chaque choix est définitif et chaque détour peut être une erreur ou, au contraire, une avancée décisive. Le jeu exige ainsi une grande capacité de projection, d’adaptation, et une dose non négligeable de sang-froid.
Une hybridation ludique maligne
Ce qui frappe immédiatement, c’est la capacité de Blue Prince à hybrider plusieurs genres sans jamais se perdre. On pense bien sûr aux rogue-like, avec cette boucle de mort et renaissance quotidienne, et cette incertitude permanente sur les ressources disponibles. Mais il y a aussi du dungeon crawler, par la progression pièce après pièce, carte après carte. Enfin, des éléments d’escape game s’invitent régulièrement dans l’expérience, à travers des énigmes parfois tordues, souvent malignes, et toujours intégrées dans l’environnement. Et c’est peut-être là que réside la force du jeu : il n’est jamais littéral dans sa proposition. Il suggère, il invite, il donne des pistes mais ne force jamais. Le joueur est libre de prendre des notes (et il vaut mieux le faire !), de cartographier manuellement les pièces visitées, ou de prendre des captures d’écran à foison. Aucune aide intégrée : c’est vous, votre cerveau et votre sens de l’orientation.
Carnet en main, l’immersion est totale
Blue Prince renoue avec une forme de jeu à l’ancienne, où l'on s’investit physiquement. Le carnet de notes n’est pas une option, c’est un compagnon de route. On y griffonne des symboles, des chemins, des puzzles à résoudre plus tard. Une salle bleutée avec trois portes ? Notée. Une horloge cassée dont les aiguilles tournent à l’envers ? Notée aussi. Ce système évoque les jeux d’aventure de l’époque pré-GPS, où la mémoire et l’observation étaient des outils essentiels. Ce n’est pas qu’un simple hommage au rétro gaming : c’est une expérience sensorielle. On ressent vraiment le plaisir d’être perdu, d’hésiter, de revenir sur ses pas, de tenter des hypothèses… puis d’avoir ce moment eureka lorsque tout s’aligne enfin.
RNG : bénédiction ou malédiction ?
La RNG (Random Number Generation) est le cœur battant de Blue Prince, mais aussi son talon d’Achille. Car si cette génération procédurale garantit une rejouabilité presque infinie, elle peut également engendrer une frustration réelle. Il n’est pas rare de tomber sur une série de pièces peu intéressantes, ou de ne jamais retrouver un indice aperçu la veille. Parfois, la 46ème pièce semble à portée de main, puis disparaît totalement à la session suivante. Et pourtant, malgré cette instabilité, quelque chose accroche. Car la RNG n’est pas là uniquement pour allonger la durée de vie : elle incarne la thématique même du jeu. L’idée que tout est mouvant, incertain, insaisissable. Le manoir n’est pas un espace fixe : c’est un être vivant, un puzzle évolutif qui vous échappe au moment même où vous pensez le comprendre. C’est un pari audacieux, qui ne plaira pas à tous, mais qui fonctionne étonnamment bien pour peu que l’on accepte cette dimension expérimentale.
Ambiance : entre mystère feutré et élégance gothique
D’un point de vue esthétique, Blue Prince est un petit bijou. Le manoir de Mount Holly est un personnage à part entière. Les textures, la lumière, les meubles, les tableaux aux regards étranges… tout participe à une ambiance à la fois feutrée et inquiétante. On pense à des jeux comme Gone Home pour la dimension intime, ou à Outer Wilds pour la complexité de la structure narrative cachée sous l’exploration libre. La bande-son, discrète mais toujours juste, renforce cette impression. Pas de grands thèmes orchestraux, mais plutôt des nappes sonores, des grincements de bois, des chuchotements à peine audibles. On avance prudemment, toujours sur le qui-vive. L’atmosphère est dense, mais jamais oppressante, envoûtante sans être envahissante. Blue Prince demande du temps. Ce n’est pas un jeu que l’on « finit » en une soirée. Il demande de la patience, de la curiosité, de l’implication personnelle. C’est un titre qui prend son temps pour se dévoiler, qui récompense les joueurs qui prennent des risques, qui acceptent de se tromper, de recommencer, de noter. Ce n’est pas un jeu parfait : certains puzzles manquent de clarté, et l’absence d’accessibilité pour les joueurs daltoniens est un vrai manque, mais c’est un jeu qui laisse une empreinte. Une fois quitté le manoir, on continue à y penser, à reconstituer mentalement les pièces, à se demander ce qu’on aurait pu faire différemment. Peu de jeux offrent cette persistante envie de revenir.