Interview de David Cage : retour sur son parcours et ses ambitions

Interview de David Cage : retour sur son parcours et ses ambitions
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Il y a quelques mois à l'E3, nous étions tombés sur David Cage à plusieurs reprises dans les allées du salon, à Los Angeles pour présenter Detroit : Become Human. L'occasion était trop belle pour ne pas l'interroger sur son parcours et revenir sur ses succès apportés grâce au partenariat entre son studio Quantic Dream et Sony. Mais pour des raisons de planning, nous n'avions pas pu publier notre interview avant aujourd'hui : c'est donc à l'occasion des 20 ans du studio français tout juste fêtés hier soir et de la publication d'un nouveau trailer de Detroit lors de la conférence Sony de la Paris Games Week que nous vous proposons notre article exclusif !

Pour rappel, David Cage est l'un des précurseurs du jeu vidéo narratif : d'abord remarqué avec Nomad Soul, le studio Quantic Dream aura ensuite brillé avec Fahrenheit, avant d'établir un partenariat d'exclusivité avec PlayStation pour Heavy Rain, Beyond : Two Souls, et très prochainement Detroit : Become Human. Le concept du jeu narratif où les choix du joueur influent sur le reste du scénario aura vite été repris par d'autres studios, comme Telltale Games pour leurs jeux épisodiques The Walking Dead (entre autres), Dontnod pour Life Is Strange, Supermassive Games pour Until Dawn, et maintenant une floppée de jeux Playlink (comme Hidden Agenda ou Erica).

Retrouvez ci-dessous notre interview :

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Quel a été votre parcours d’études et par où avez-vous commencé ?

Alors je n’ai pas fait beaucoup d’études parce que j’étais passionné par la musique, donc je suis allé jusqu’au Bac, et j’ai fait un Bac de sciences économiques. Et comme j’étais musicien semi-professionnel depuis l’âge de 14-15 ans, en fait je faisais de la musique et je passais vraiment pro dès que j’ai eu mon bac, dès que mes parents étaient contents. Et donc voilà, je suis devenu musicien de profession.

Est-ce que votre objectif à ce moment-là était d’intégrer un orchestre ou de devenir compositeur ?

Non j’étais vraiment compositeur/arrangeur, et je travaillais beaucoup en studio, je travaillais plus dans la pop, la publicité aussi, enfin un peu dans la chanson, différentes choses… Et j’ai fait ça pendant 5-6 ans de manière professionnelle parce que j’ai racheté un studio d’enregistrement à Paris avec l’argent que j’avais gagné en travaillant. Et en fait de fil en aiguille, je commençais à m’intéresser aux musiques de jeux parce que je suis un joueur de la première heure aussi, donc j’étais passionné de jeux vidéo et j’étais musicien de profession. Et donc j’ai commencé à contacter des sociétés pour faire de la musique dans les jeux vidéo. Et c’est comme ça que je suis rentré dans l’industrie.
Omikron : The Nomad Soul
Omikron : The Nomad Soul

Comment s’est déroulée la transition entre être compositeur et être à la tête d’un studio de développement ?

J’ai un parcours qui est assez atypique, je pense que c’est difficile d’en tirer des leçons pour qui que ce soit d’autre tant c’était particulier. En fait j’ai commencé à travailler pour différents éditeurs de jeux vidéo, j’ai commencé à travailler pour Sega, pour Warner, pour Cryo… et ce sur différents jeux, et de fil en aiguille, je me suis mis à imaginer le jeu auquel je rêvais de jouer. Et sur mon temps libre j’ai commencé à l’écrire, et j’en ai parlé à quelques amis qui travaillaient dans l’industrie dont j’ai fait la connaissance en travaillant sur les musiques. Et ils m’ont tous dit que ça serait impossible de faire ce jeu là, mais c’est ce que je voulais faire.

Donc en fait j’avais un peu d’argent devant moi, je les ai débauchés pour qu’ils viennent travailler pendant 6 mois sur un prototype et j’avais été très franc avec eux en leur disant : j’ai assez d’argent pour vous payer pendant six mois, donc soit au bout de six mois on a signé le jeu, soit on retournera chacun faire ce qu’on faisait avant. Et à la dernière semaine des six mois, on a signé avec un éditeur qui s’appelle Eidos, et c’était le début de The Nomad Soul.

Pour Nomad Soul, quelles étaient vos ambitions à l’époque ? Est-ce les mêmes qu’à l’heure actuelle ou est-ce que vous avez dû composer avec la technologie de l’époque ?

On avait un jeu qui était assez déraisonnable dès le début puisqu’il s’agissait de créer une ville en temps réel, et là on est en 1996/1997, à une époque où les cartes 3D sur PC venaient d’arriver, donc c’étaient les tout premiers prototypes qu’on a reçus. Donc c’est difficile pour les gens d’aujourd’hui de s’imaginer quand il n’y avait pas de cartes 3D, c’était vraiment la préhistoire. Et donc on a imaginé un jeu qui était une ville en temps réel, qui était l'un des tout premiers jeux en monde ouvert dans une ville et on a travaillé sur la motion capture, et c’était aussi une technologie qui n'était vraiment pas mature à ce moment-là. Donc on a vraiment essayé de faire quelque chose de radicalement différent, mais j’étais préoccupé par l’idée de narration, et d’utiliser ce média pour raconter des histoires et créer de l’émotion, même si Nomad Soul est un jeu un peu plus classique de facture, car c’est juste de l’action-aventure traditionnel. Le second jeu était un jeu cross-platform puisque on l’a sorti sur PC, Xbox et PlayStation, et c’était Fahrenheit.

Avec Fahrenheit, quels ont été les nouveaux outils utilisés et est-ce que vous avez pu peaufiner vos précédents outils ?

Non pas du tout, on a une particularité chez Quantic Dream c’est qu’on repart presque à zéro technologiquement d’un jeu sur l’autre. Là c’était un nouveau moteur qui était du coup cross-platform, parce que le premier, sur Nomad Soul, on était principalement PC et il y a eu une version Dreamcast, là c’était une nouvelle plate-forme : il y a eu une version PC, une version PlayStation et une version Xbox de Fahrenheit. Donc on n'a pas gardé grand-chose entre les deux jeux.

Heavy Rain Beyond
Heavy Rain et Beyond : Two Souls


Et avec Heavy Rain, il y a eu de nouvelles ambitions : un scénario à embranchements, plusieurs personnages jouables...

C’est quelque chose qu’on a vraiment commencé à mettre en place avec Fahrenheit en fait : entre Nomad Soul et Fahrenheit, c’est là que s’est faite la transition sur le fait de dire "on croit dans la narration", on a envie d’aller franchement dans cette direction-là, donc essayer d’avoir un compromis avec de l’action et de l’histoire. Et donc Fahrenheit a été la vraie rupture et Heavy Rain a été quelque part la transformation de ce qu’on avait un peu expérimenté, testé sur Fahrenheit pour le réussir de manière, je pense, un peu plus mature.

Entre chaque jeu, qu’est-ce qui entame le développement de l’expérience suivante ? Est-ce qu’il y a des équipes qui vont analyser le marché, les nouvelles façons d’écrire un scénario, etc. ?

On n'est pas très dans l’analyse par des équipes marketing qui nous disent ce qu’on doit faire au prochain jeu, on est vraiment des passionnés, on se fie à notre instinct et à nos envies, et à la passion justement. Donc on n'est pas là à faire des relevés pour savoir comment faire pour vendre plus de jeux la prochaine fois, on est plutôt à se demander "qu’est-ce qu’on a envie de raconter, de porter comme histoire".

Pour Beyond : Two Souls, beaucoup de joueurs se sont plaints que le jeu soit un peu plus dirigiste, même s’il avait d’autres ambitions.

Heavy Rain était sûrement une histoire plus universelle que Beyond, Beyond était une histoire beaucoup plus personnelle. Moi ça reste mon jeu préféré dans ma carrière, c’est un jeu qui a été difficile à faire mais qui a été particulièrement intéressant et qui a eu un écho absolument extraordinaire. Il y a des gens qui ne sont pas rentrés dedans, mais les gens qui sont rentrés dedans, ça a été vraiment étonnant les retours qu’on a eu, ça a été vraiment très profond et très touchant. Ça reste mon jeu préféré à moi, en attendant Detroit évidemment.
Detroit Become Human
Detroit : Become Human

Avec Detroit, on revient un peu à la mécanique de contrôle de plusieurs personnages vue sur Heavy Rain, non ?

On ne revient pas sur la formule de Heavy Rain : la logique n’est pas vraiment de revenir sur quoi que ce soit mais d’explorer de nouvelles voies. Detroit a des similitudes avec Heavy Rain, des similitudes avec Beyond, et on apprend de ce qu’on fait, on continue de prendre des risques et d’inventer, d’innover, d’essayer de trouver de nouvelles voies.

En règle générale, est-ce que vous prévoyez toujours le jeu suivant avec un peu d’avance ?

Il n’y a rien de prévu dix ans à l’avance, on se demande toujours sur le moment "qu’est-ce qu’on a envie de faire" et trouver une idée qui va nous exciter suffisamment pour passer 3-4 ans de notre vie à travailler dessus. C’est pas si facile que ça parce que une idée qu’on va trouver excitante pendant 4 ans, il n'y en a pas beaucoup. Donc avec Detroit on a eu la chance de tomber sur quelque chose qui nous a vraiment intéressé, passionné, et qui continue de nous passionner parce que le développement n’est pas fini.

Désormais il y a de nouvelles technologies qui s’installent, notamment avec la réalité virtuelle. Est-ce que vous avez pu vous y essayer de près et développer des expériences avec ?

Bien sûr parce qu’on a un partenariat assez proche avec Sony, on travaille ensemble de manière exclusive depuis plus de 10 ans, donc on a accès au matériel avant qu’il sorte, on est consultés souvent ou pendant les phases de conception de leurs nouvelles technologies. Donc évidemment on a eu accès, on a pu mettre nos mains sur la VR un peu avant tout le monde. C’est une plate-forme absolument passionnante, on a déjà porté notre moteur de jeu dessus. On y réfléchit pour l’instant mais toutes nos ressources sont sur Detroit.
Quantic Dream
Le studio Quantic Dream

Par rapport à votre partenariat avec Sony, est-ce qu’il y a des comptes à rendre mais est-ce qu’il y a assez de liberté créative en contrepartie ?

Tous les développeurs fonctionnent un peu de la même manière : il y a ce qu’on appelle les milestones, c’est-à-dire qu’à intervalles réguliers on se met d’accord sur ce qu’il faut livrer et à quelle date pour pouvoir voir la progression du jeu et ne pas avoir de surprises, comme travailler pendant quatre ans et se rendre compte qu’on a rien derrière. Ça c’est une relation tout à fait normale et qu’on a avec Sony comme tous les développeurs. Par contre sur la liberté créative, on a une liberté totale : Sony ne nous dit absolument pas ce qu’on doit faire ou ne pas faire, ils nous accordent énormément de choses, on a une vraie relation de confiance et on a toutes libertés pour faire ce qu’on veut.

Quels sont les game directors qui vous inspirent le plus à l’heure actuelle ?

Il y a beaucoup de game directors intéressants : je cite souvent Fumito Ueda, qui est vraiment un mec talentueux, j’aime beaucoup le directeur de Brothers qui est un jeu remarquable aussi. J’aime aussi beaucoup l’équipe de Playdead, c’est vraiment des gens absolument hors du commun aussi et extrêmement talentueux. Il y a beaucoup de talents dans cette industrie et c’est pas forcément des noms que tout le monde connaît autant que Hideo Kojima ou des gens comme ça, mais c’est des gens qui ont aussi énormément de talent.

Avez-vous encore le temps de jouer à des jeux vidéo à côté du travail ?

Absolument, j’essaie ! Alors je joue beaucoup sous un angle professionnel, c’est-à-dire que je joue pour regarder ce que font les autres et voir comment ils ont développé tel moteur ou telle feature. Mais pour mon plaisir je joue à des choses un peu différentes aussi, et puis je regarde beaucoup mes enfants jouer de plus en plus, où eux ils jouent absolument à tout, y compris à des jeux auxquels je jouerais pas forcément, mais ça me permet de voir absolument toute la production.

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Merci encore à David Cage d'avoir pris le temps de répondre à nos quelques questions, ainsi qu'aux responsables relations presse de PlayStation France.
31 octobre 2017 à 12h36

Par Ratchetlombax

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